symphonie inachevée + eurydice

il y a des jours comme celui-ci, où tu ne parviens simplement pas à voir la lumière, à te sentir heureux, à te sentir comblé. des jours où la fatigue est omniprésente, des jours où les pensées s'assombrissent, les jours où la solitude pèse. c'est ces jours là où tu laisses tes pas te guider au piano, où tu laisses tes doigts dériver. ces jours là, la colère et l'angoisse serrent ton être et tu te sens pris en étau. comme si quelqu'un ou quelque chose te poussait à agir. parfois, tu te souviens des enfants, des infirmiers qui soufflaient que tu étais possédé, et tu en viens à te demander s'ils n'avaient pas raison.

lorsque tu te noies dans les mélodies et que tu essayes d'échapper aux souvenirs et aux pensées noires qui grignotent ton esprit, tu es presque toujours sûr qu'une silhouette familière finira par faire son apparition. c'est comme si tu étais capable de savoir lorsqu'il se rapprochait, comme si tu étais capable de sentir sa présence, de savoir ce qu'il ressent, de savoir si ça va, ou si ça ne va pas. c'est comme si tu étais capable de lire en lui. sans jamais vraiment y parvenir, peut-être parce que tu n'essayes pas.

luchik. beau morceau.

tu relèves tes grands yeux sombres vers lui, reposant tes mains sur tes genoux, et tu souris faiblement. c'est rare que tu parles à aleksei, c'est rare que tu parles à beaucoup de monde, en vérité. ou juste le strict minimum. les grands discours et les monologues ne sont pas vraiment ta spécialité. il t'arrive souvent de mélanger les mots, ou de t'arrêter au milieu d'une phrase, en plus de ça. mais aleksei a le mérite de canaliser ta concentration.

tes joues rosissent un peu alors que tu tournes la page de ta partition. tu essayes désespérément d'apprendre le russe, mais c'est presque impossible de faire entrer une nouvelle langue dans ton esprit. quelques prises de notes, quelques mots, quelques traductions. comme si tu voulais lui montrer tes progrès, comme si tu voulais le rendre fier. au final, c'est toujours ce que tu as fait avec aleksei. comme si tu devais mériter sa présence et mériter l'attention qu'il t'offre.

tu t'apprêtes à lui dire quelque chose, sans doute que tu es content de le voir, étant donné que tu es sûr d'être seul avec lui, mais les mots s'emmêlent et une quinte de toux te prend la gorge, t'obligeant à tourner la tête. elle te secoue, te laissant les larmes aux yeux. pauvre petite créature fragile. comme si chaque petite action de trop pouvait t'achever, et pourtant tu continues à vivre, tu continues à exister. tu ne veux pas trahir que la maladie s'aggrave, tu ne veux pas qu'aleksei s'inquiète, et l'idée de pouvoir lui faire du mal te secoue l'estomac.

je suis ... content ... de te voir...

chaque mot est plus bas que le précédent, tant et si bien qu'on ne t'entend plus parler, que la phrase s'éteint, faiblement. tu n'oses plus le regarder dans les yeux. comment pourrais-tu ? il est si fort, aleksei, il est si solide, si brillant, on dirait un soleil, ou plutôt une lune. c'est un astre, une étoile, et même dans la mort, il illumine les pièces qu'il visite. comment se sentir légitime d'exister aux côtés d'un astre plus vivant que soi ? tu ne sais pas. mais aujourd'hui ça te pèse plus que les autres jours, et tu peine à lui sourire.

le contact d'aleksei était bien plus réel que le contact de n'importe quel vivant. tu connaissais aleksei, et même si les attentions physiques demeuraient souvent rares tu les chérissaient toutes autant que tu le pouvais.

ta toux est pire que la dernière fois. tu es retourné voir les médecins ?

il y avait plusieurs cas de figure. tu aurais pu dire que oui, tu y étais allé, tu aurais pu lui mentir et lui dire que ça allait s'arranger. tu aurais pu tout aussi bien lui dire que votre sécurité sociale, à toi et son oncle, était bien trop bancale pour que tu t'autorise d'aller faire le tour des spécialistes. et puis tu aurais pu lui dire que dans tous les cas, tu étais déjà condamné. mais bizarrement, tu n'ouvris pas la bouche. dans tous les cas, tu lui ferais mal, et tu préférais t'abstenir plutôt que sentir le cœur d'aleksei se briser un peu plus contre le tien.

luchik.

aleksei te force la main et t'oblige à relever la tête, à planter ton regard sombre dans le sien. mais tu obéis. il pourrait te faire peur, mais tu supposes qu'aujourd'hui, si aleksei se mettait à te faire peur, tu n'aurais certainement plus de raison d'exister. il est ta seule ancre dans ce monde. on pourrait bien parler de ton oncle, mais aussi tendre puisse-t-il être, il demeure un étranger. tu sens les lèvres du spectre venir appuyer contre ta joue et l'espace d'un instant tu fermes les yeux. tu aimerais que ça dure toujours, qu'il soit toujours là, et que tu sois toujours là, aussi, à ses côtés.

tête haute. Gardes toujours la tête haute, quoi qu’il arrive.

tu hoches faiblement la tête sans répondre. c'est habituel, qu'il te dise de garder la tête haute, et que tu n'obéisses pas, et pourtant tu essayes, vraiment. mais devenir aussi noble et brave qu'aleksei ça semble vraiment, vraiment compliqué. il te parle d'un cadeau et tu relèves les yeux vers lui, te serrant un peu plus contre sa présence, contre la fraîcheur de son être. les autres préfères les câlins tièdes et rassurants, mais tu n'es rassuré que par la fraîcheur d'aleksei, celle qui te dit qu'il est vraiment là, que c'est réel, que tu n'es pas juste cinglé. et ça fait un bien fou.

qu'est-ce que c'est ?

tu demandes. tu n'attends rien d'aleksei, aucun présent, tu n'attends même pas à ce qu'il continue de te couver comme il le fait, mais tu apprécies, et ce serait mentir de dire que tu ne cherches pas désespéramment à lui renvoyer l'ascenseur. dans l'instant, lorsqu'il veut te gâter, tu as l'impression d'être redevenu un instant cet enfant roi à qui tout souriait, cet enfant que ses parents aimaient plus que tout. c'est si loin dans ta mémoire que ça commence à s’effriter.

tu sais tu... tu n'as pas besoin de me faire des cadeaux...

tu murmures, avant de te crisper un peu, et tu te fais violence pour ne pas baisser la tête, tu te fais violence pour garder tes yeux dans les siens et continuer à le dévisager. tu souris faiblement.

je suis déjà très heureux quand tu viens me voir... aleksei.

il pose son doigt contre tes lèvres, tu cilles avant de rougir à nouveau, plus que la fois précédentes, cette fois tu sens tes joues te brûler. ce n'est plus la timidité d'enfant que tu avais lorsqu'aleksei te soufflait que tu faisais des progrès. non, c'était autre chose, quelque chose de nouveau. quelque chose que tu n'avais remarqué jusqu'ici.

je sais que je n’ai pas besoin de te faire des cadeaux. mais j’en ai envie. j’ai envie de te donner tout ce que je peux. ah...je n’ai pas grand chose, mais ça au moins.

et il pose la boite près de toi, pour que tu l'ouvres. c'est bête, sans doute, mais tu trouves la boite très jolie, sans même avoir à te demander ce qui se trouve à l'intérieur. si ça ne tenait qu'à toi, d'ailleurs, tu ne l'ouvrirais pas. probablement parce que c'est un secret, ce qui se trouve à l'intérieur, et tu n'es pas sûr d'être prêt à partager encore des secrets avec aleksei, pas sûr de le mériter. et pourtant, il te demande d'ouvrir, et tu t'exécutes. tu obéis.

lorsque la musique s'enclenche, tu restes silencieux, figé, comme si tu ne respirais plus, et peut-être que tu ne respires plus. peut-être que tu es mort ? tu n'en sais trop rien, mais tes yeux ne se détachent pas de la silhouette qui tourne et tourne encore. ça te fait l'effet d'un coup en plein coeur, toi qui aurait tant aimé pouvoir connaître aleksei de son vivant, toi qui aurait tant aimé lui éviter le triste sort qui l'attendait. tu laisses la musique se terminer, et tu laisses aleksei parler, le coeur trop gros pour dire quelque chose sans trahir des larmes. tu ne veux pas pleurer encore une fois, devant lui. c'est trop maintenant. tu dois être fort, garder la tête haute, c'est ce qu'il t'a enseigné.

je veux que tu le gardes. que tu le portes.

lance aleksei et tes yeux s'accrochent au collier ancien. tu as peur de le briser, en le touchant, et pourtant non, il semble plus que bien conservé. éreinté par le temps, mais tu te promets d'en prendre soin. tu soulèves la chaîne brillante et tu la passes autour de ton cou. puis, tu t'assures que le pendentif tombe sous tes vêtements, contre ton coeur, là où personne d'autre que toi ne pourra le voir.

c'est promis.

tu murmures, avant de sourire, un peu fébrile. tu hésites un long moment avant de relever les yeux vers lui pour le dévisager, longuement, puis tu remontes calmement le mécanisme de la boite à musique.

aleksei... tu voudrais bien... danser pour moi ?

tu n'as jamais osé lui demandé jusqu'ici, mais ce n'est pas l'envie qui manquait. peut-être qu'il te fallait juste un signe, qu'il te fallait juste une étincelle, et qu'il vient de te l'offrir. tu t'apprêtes à te raviser, mais quelque chose te souffle qu'il faut tenir bon, et que s'il ne veut pas, il ne manquera pas de te le dire.

ça a quel chose d’inquiétant, un mort qui danse.

l'idée te grise, pourtant. surtout s'il s'agit d'aleksei. c'est une première fois parmi les autres. celle qui te semble la plus précieuse pourtant. il te demande de jouer, et un long frisson parcourt ton échine. toi qui n'est habitué qu'à jouer de petites mélodies calme pour participer à l'ambiance du bar... comme si tu faisais partie du décor. en te demandant de jouer, pour guider ses pas, c'est comme si vous étiez à égalité, pas vrai ? tu ignores si tu en es vraiment capable. même si tu joues souvent, tu restes rouillé, coincé dans un carcan de normalité et d'habitude. il te fait sortir de ta zone de confort, et c'est sans doute pour cette raison que tu l'affectionne tant.

qu’est ce que tu vas me jouer ?

il demande, alors qu'il s'appuie sur le piano et que tu te réinstalles correctement. à la vérité, tu n'en sais rien. ton esprit te semble complètement vide, comme si c'était le désert. le plus aride de tous. tu humidifie tes lèvres avant de finalement sourire, un peu plus joueur, une expression depuis longtemps morte sur ton visage, cependant.

quelque chose que ma mère m'a apprit.


il y a longtemps de cela, lorsqu'on t'accusait de vouloir effrayer les enfants, lorsque tu courrais après les fantômes pour en apprendre plus sur eux. lorsque tu montais de petites stèles dans le jardin pour qu'ils reposent en paix, à l'époque ou papa et maman t'aimaient encore. à l'époque où tu avais encore une famille. machinalement, tes doigts appuient sur quelques notes, pour te remettre en jambes. quelques notes qui te rappellent maman. quelques notes empreintes d'une mélancolie douce, lointaine. aleksei ne pourra jamais danser sur ça... et puis tu penses à la rage, à la force de tes poings contre les murs, à cette incompréhension face au rejet des autres.

et c'est plus facile.
c'est comme si ça coulait de source.

quelque chose en toi veut fermer les yeux et s'abandonner à la mélodie, mais certainement pas si ça te fait rater ta possible seule chance de voir aleksei danser. alors tu donnes tout de toi, échappe à la moindre faute, même si les souvenirs sont lointains, il faut que tu tiennes. tu dois le faire pour lui. après tout, c'est lui ta famille, à présent, pas vrai ?

tu l'avais admiré, tu l'avais dévoré des yeux, chaque mouvement, chaque signe, chaque expression, chaque pas, calculés mais sans la moindre répétition. tu l'avais laissé te charmer, te repousser, jouer avec la mélodie comme il devait jouer avec les vivants. il s'était senti vivre, et tu t'étais sentir mourir. pas une mort violente, mais une mort douce, une mort amie, qui vous accueille et vous rassure, vous montre le chemin. tu avais senti tes mains te faire mal à force de marteler le piano, tu avais senti tes joues brûler et tes yeux se noyer de larmes aussi terrifiée que pleines de joie. et ça s'était arrêté. ça s'était envolé, lorsque la musique s'était arrêté, et qu'aleksei avait cessé de danser. le silence était retombé lourdement. tu avais eu l'impression que, pendant un instant, un rayon de soleil avait traversé le bar, et t'avait réchauffé, avant de se cacher à nouveau derrière un éternel nuage. ça avait été si court, si éphémère, que pendant un instant, là, tu en avais été intimement persuadé : tu l'avais aimé. dans toute sa force et sa fragilité, aleksei t'avait montré son véritable lui.

et le coeur serré, tu n'avais pas trouvé la force de lui dire à quel point il avait été merveilleux, et à quel point tu l'admirais. tu avais voulu ouvrir la bouche et les mots s'étaient mélangés, tout comme les sentiments. à nouveau la toux te secouait, comme un violent retour à la réalité. la mort avait été si proche pendant sa danse, tu n'avais jamais voulu tant vivre, pour lui et pour toi. et pourtant, c'est comme si le temps venait te susurrer qu'il était compté. tu te sentis minable. une fois la quinte de toux passée, tu t'étais relevé, avant d'approcher pour t'asseoir sur le sol du bar, et finalement t'allonger et fixer le plafond, comme tu le faisais autrefois dans ta chambre d'enfant.

je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi beau.

tant pis si tu défie le destin à lui dire cela. il devrait danser plus souvent, et tu devrais jouer plus souvent. peut-être que vous le savez tous les deux, et pourtant ça ne change rien au fait que ça n'arrivera pas. oh bien sûr, tu aimerais lui souffler qu'il peut remonter sur les planches, maintenant, que personne ne saura qu'il est mort, juste le temps d'une représentation. tu aimerais lui souffler que tu l'accompagneras, où il voudra. mais tout ça, ce n'est pas toi, et si c'était lui, ça ne l'est plus aujourd'hui. tes doigts trouvent machinalement la chaîne du collier et courent jusqu'au pendentif que tu passes entre ton index et ton pouce, pensif.

tu ressembles à un oiseau.

tu murmures, toujours aussi pensif, avant de sourire, pour cacher la grimace de douleur qui te prend lorsque tu captes que les articulations de tes doigts te brûlent plus que de raison. la maladie progresse, à moins que ce ne soit ton corps qui t'insulte d'avoir gâché ton potentiel. tu ne sais pas trop pourquoi mais tu penses un instant à ta grand mère, celle qui t'a apprit à jouer, avant que ta mère ne prenne le relais. elle aurait sans doute voulu te voir sur les planches. tiens, tu n'as jamais cherché à contacter son esprit, maintenant que tu y réfléchis.

finalement, tu relèves les yeux vers aleksei avant de lui sourire, un sourire sincère, pur, un sourire qui veut dire tellement de choses sans rien dire du tout. un sourire qui, peut-être, à des airs de ...
je suis tombé amoureux de toi, aujourd'hui.

il te fait des compliments, il t'en fait plein, comme il le fait souvent mais cette fois c'est différent. il ne veut pas simplement te rassurer, ça se sent, il veut réellement que tu réussisses, que tu te lances, que tu sortes de ce gouge infâme. et quelque part ... tu as probablement envie de l'écouter. mais quelque chose te souffles de ne pas te laisser amadouer. que tu ne tiendras pas de toutes façons. que tu n'as pas les épaules. et bizarrement, cruellement, tu ne veux pas attirer la lumière sur toi. tu es un mort qui marche, et tu n'as pas envie de blesser ceux qui t'entourent en mourant.

je vais te sauver. je n’abandonnerais pas tant que le temps ne sera pas écoulé.

tu cilles, tu te crispes, tu détournes les yeux, vers vos mains. c'est un bon exemple. tu aimerais tant sentir sa peau contre la tienne, sentir ses doigts se refermer sur les tiens et tes yeux s'embrument un peu. tu as envie de lui dire à quel point il te manque, lorsqu'il n'est pas là. tu as envie de le supplier de ne pas gâcher sa mort pour toi. alors tu le détailles un long moment, alors qu'il est là, au dessus de toi, à quelques centimètres à peine, sans vraiment être là. tu relèves une de tes mains pour frôler la surface de sa joue sans vraiment le toucher, pensif, avant de sourire finalement.

je veux juste te rejoindre quand je mourrais.

c'est l'angoisse qui te serre. et tu ignores que c'est justement ce qui va arriver, tu ignores que personne ne passe dans la lumière, tu ignores que les spectres s'amassent et que tu ne pourras jamais trouver la lumière, que ce qui t'angoisse n'existe plus. tu l'ignores et tant mieux, parce que c'est ce qui te retient d'en finir avec la maladie. tu lui lances un tout petit sourire.

je précipiterais pas ma mort, évidemment. je vais vivre pour nous deux.

ça ressemble à une promesse, il doit savoir que c'en est une, justement, que tu n'es pas prêt à lâcher la vie, que tu veux combattre encore et encore la maladie, même si ça te fatigue, et que tu n'as parfois pas le coeur à te lever et vivre, que tu n'a pas le coeur à aider les spectres, et que tu n'as certainement pas le coeur à débarrasser les tables poisseuses.

vis pour toi avant tout.

c'était cruellement plus facile à dire qu'à faire, et probablement que tu lui aurais dit la même chose, si tu avais été à sa place. aussi tu ne préfères pas en rajouter. tu sais qu'il veut que tu vives ta vie à fond, aussi courte puisse-t-elle, mais toi tu n'as qu'une envie, et c'est de le rejoindre. de ne plus avoir de frontières entre vous. mon dieu, qu'est-il en train de se passer dans ta tête ? tu veux juste arrêter de souffrir et de prétendre vivre. laisser à ta place à quelqu'un d'autre. non. non... tu veux laisser ta place à aleksei. lui mérite mille fois plus de vivre, il a encore milles choses à apprendre, du côté des vivants, et peut-être que sa colère se calmerait, peut-être qu'il pourrait danser encore et ! ... ce n'est pas possible, pas vrai ? d'échanger vos places ? son sourire est triste, et tu n'aimes pas ça.

je ne suis pas quelqu’un de bien… luchik. je ne te mérite pas.
tais toi.

tu es rarement autoritaire, et autant que tu te souviennes tu ne l'as jamais été avec aleksei. tu profites d'un instant où il est physique pour te redresser et prendre son visage entre tes mains. c'est comme si tu grandissais d'un coup, que sa danse, la musique, tout ça, ça t'avait ouvert les yeux. comme si, pour une fois, tu cessais de te comporter comme un enfant perdu, et que tu agissais un peu plus comme un homme.

tais toi, aleksei.

tu n'as pas peur de lui, il ne t'a jamais donné aucune raison d'avoir peur, il a toujours été d'une gentillesse sans borne. et même aux moments où il aurait pu t'inquiéter, il n'a jamais été autre chose qu'une source de réconfort et de sécurité. à bien y réfléchir, tu n'as qu'aleksei, et il parle comme s'il allait te laisser vivre, et s'enfuir loin de toi. c'est ça qui te terrifie, ça qui fait trembler tes mains.

je veux pas que tu parles comme ça. on s'en fiche de ce que t'as bien pu faire. tu es quelqu'un de bien. ton coeur est pur. et je veux pas que tu me laisses.

égoïste, souffle quelque chose dans ton esprit, tu essayes de le repousser tant bien que mal, accroché au spectre, le dévisageant au fond des yeux.

je serais perdu sans toi. alors t'en vas pas. me laisse pas...

même si j’essayais j’en serais incapable…

tu sens ses mains sur ta peau, c'est tellement grisant. c'est idiot, n'importe quel humain pourrait te faire ça, pas vrai ? et pourtant non. pourtant c'est tellement différent. c'est tellement plus précieux, c'est tellement plus rare et plus beau.

sais tu le pouvoir que tu as, eurydice ? c’est comme si rien qu’en me regardant, tu me rendais un peu plus vivant, un peu plus réel.

tu te crispes un peu. tu as du pouvoir sur aleksei ? bizarre. plus réel, plus vivant ? mais c'est ce qu'il est ! peut-être n'est-il ni réel, ni vivant depuis la perception des humains, mais depuis celle des spectres ? mon dieu, tu aimerais tant lui dire à quel point tu veux qu'il reste, qu'il soit, tout près de toi, et que jamais il ne s'en aille. mais déjà son contact s'efface, et déjà tu sens qu'il faiblit. ça doit être si douloureux pour lui de jouer avec la réalité. ça doit être tant d'efforts de sentir vos deux peaux réunies. le mérite-tu vraiment ? tu n'en sais trop rien.

j’aimerais que tu te voies tel que je te vois…

tu comprends. tu ressens ça aussi. tu aimerais qu'il se voit comme toi tu le fais. tu aimerais qu'il se sente bien, qu'il comprenne à quel point il est précieux et spécial, à quel point il est bon. alors, tu approches, et malgré le fait de ne pas pouvoir le sentir contre toi, tu déposes un baiser contre son front. tu ne sens que du vent, froid, mais tu sais qu'il est là, et tu sais qu'il sentira. tu en es persuadé, personne ne peut rester insensible à une marque d'affection, pas vrai ? personne.

et moi, aleksei. j'aimerai échanger ma place avec la tienne.

c'est murmuré tout bas, avec le ton coupable de celui qui sait qu'il va se faire disputer. mais c'est tellement sincère, ça vient du coeur. une vie contre une vie. n'est-ce pas plus logique que jamais ? toujours est-il qu'une fois vivant, il ne te verrait probablement pas. l'idée te fend un peu le coeur. mais tu veux juste qu'il vive, qu'il rattrape ce qu'il a raté, qu'il profite de ce qu'on lui a volé. tout simplement.

tu as encore tellement de choses à découvrir… l’amitié….l’amour… tu dois profiter de ta vie jusqu’au bout et ne pas avoir de regret quand la mort viendra, un jour…

un jour plus rapide que tu ne le voudrais, tu suppose. toute fois tu ne le contredis pas. quand aleksei se fait effrayant, tu n'as pas envie de le contredire. il faut dire que les frissons étranges qui courent le long de ton dos ne te donnent pas spécialement envie de le voir réellement en colère. autant que tu saches, il ne l'a jamais été avec toi, et tu n'oses imaginer ce que cela pourrait bien donner. bien sûr, tu as pleine conscience de ce qu'aleksei fait aux autres humains, ceux qui l'énervent et qu'il juge indignes de vivre. tu en as conscience mais personne n'est parfait, et tu n'oses imaginer ce que tu ressentirais, à sa place.

aleksei...

tu murmures, mais tu lui fais comprendre par ton regard coupable que tu n'en rajouteras pas. tu relèves simplement les yeux vers lui et ton regard heurte ses lèvres. oh tu n'y avais jamais pensé. qu'est-ce que c'est, un baiser, finalement, sinon une promesse ? tu as envie de lui en faire, des promesses, plus que de raison. n'empêche qu'il n'est pas vraiment là, et tu ne veux pas le gêner. alors te voilà, essayant de le regarder dans les yeux sans faillir, les joues roses d'un sentiment nouveau, d'un sentiment inconnu, un peu effrayant aussi.

promets moi que tu m'attendras, de l'autre côté.

tu avais besoin de cette sécurité, de savoir que dans la mort, tu ne serais pas seul, qu'il ne disparaîtrait pas le temps que tu le rejoignes. tu avais besoin de ça, pour être capable de pleinement vivre ta vie. et même accompagné de cette promesse là, tu n'aurais pas pu le laisser errer loin de toi. s'il n'était pas revenu, alors tu l'aurais cherché, désespéré, comme un drogué cherche sa prochaine dose. aleksei était peut-être nocif, tu n'en savais rien, mais c'était lui qui t'avait permis de tenir tout ce temps, alors hors de question de tirer un trait sur lui.

je voudrais tellement pouvoir te toucher...

tu murmures, tout bas, comme pour le supplier de vivre, de revenir de ce côté du monde, et presque aussitôt tu t'en veux. après tout, tu ne l'aurais jamais connu, il ne t'aurait jamais regardé, peut-être même qu'il t'aurait pris pour un fou, s'il avait été vivant. peut-être que tu l'aurais aimé, toujours, peut-être que tu l'aurais admiré. peut-être que vous auriez été heureux.

pardon...